
C’est sur une page consacrée au sentier bleu n°4 qui traverse le Rocher Saint-Germain, sur le très beau site animé par Olivier Blaise, Fontainebleau-photo,[1] que j’ai découvert la belle histoire de l’ermite Lallemant, terrassier de carrière. Olivier Blaise, que je remercie, a bien voulu dévoiler ses sources et m’a indiqué avoir découvert cette histoire dans un ouvrage d’Étienne de Senancour intitulé « Libres méditations d’un solitaire inconnu » et publié en 1819[2].
Voici le récit intégral que l’on trouve au tout début de l’ouvrage : « On a vu de notre temps une chose singulière. Un homme vivait au milieu des bois de Fontainebleau, parmi les roches qui sont en grand nombre dans cet espace, d’environ vingt lieues carrées, que terminent le bourg de Milly, et l’ancienne ville de Moret. Le métier de cet homme robuste et bon travailleur était celui de terrassier dans les carrières de grès où l’on taille des pavés qu’on embarque aux ports de La Cave et de Valvins. C’est vers l’âge de 30 ans qu’il adopta une manière de vivre dont le motif n’est point connu. Durant tout un demi-siècle, il passa les nuits sur le sable ou sur quelques branchages. Sa fille et ses deux fils restèrent avec lui plusieurs années ; mais ensuite l’un de ses enfants se fit militaire à l’instigation des autres ouvriers, et le second se noya en traversant la Seine. Leur mère mourut âgée de quarante-cinq ans, et on croit que l’ennui abrégea ses jours. Cet ouvrier vécut donc seul dans la forêt pendant plus de 40 ans. Il en avait quatre-vingt-deux, lorsque vers Noël, en 1805, ses anciens camarades, le voyant près de sa fin, le transportèrent malgré lui à Fontainebleau où il ne tarda pas à mourir. Plusieurs fois, ces gens qui l’aimaient, ne pouvant le décider à quitter sa demeure, avaient cherché du moins à la lui rendre plus commode. IL s’y était refusé constamment. Un jour, en son absence, on entoura de bruyères et de morceaux de grès disposés avec soin, cette espèce de caverne, et on l’orna d’une porte ; mais elle lui déplut. Alors, il fut sur le point de l’abandonner et il n’y resta qu’après avoir détruit en partie ce qu’on avait fait. Il possédait néanmoins quelques ustensiles, et même des meubles grossiers. Il s‘était approprié un peu de terrain ; il y récoltait du blé ainsi que des légumes. Il nourrissait des poules et un chien. Des haies de sureau entouraient son petit domaine ; une pierre lui servait de table et il dormait sans se déshabiller. Lallemant s’était fixé dans la partie septentrionale du Rocher Saint Germain près du chemin qui conduit de la Belle-Croix au port de la Cave. IL eût pu choisir, au pied de ces mêmes collines, une exposition moins froide mais dans le fort de l’hiver, il arrangeait autour de lui des branches de genièvre et il fermait sa porte, c’est-à-dire qu’il dressait une planche. Souvent les personnes qui dinaient dans la forêt envoyaient chez lui du gibier ou du vin. Il était surtout l’objet de ces attentions ou de cette curiosité durant les voyages de la cour et même il était connu de Louis XVI. Mais, dès qu’il apercevait une calèche, il s’éloignait ; ou, si on le surprenait dans son asile, on avait beaucoup de peine à lui faire accepter quelque chose. On ne le voyait à l’église que le dimanche seulement, et il n’y a point d’apparence que la dévotion l’ait jeté dans cette retraite. Rien non plus n’annonce que l’avarice l’y ait déterminé. L’on sait qu’il portait quelques secours chez les malades des villages voisins ; et, comme il ne fréquentait pas les cabarets, on conjoncture qu’il distribuait son argent à ceux dont les besoins étaient plus étendus que les siens, se bornant, pour sa propre consommation, au produit du terrain fort maigre qu’il cultivait. On dit que sa manière de vivre attira sur lui l’attention de la police et qu’on le surveilla dans un premier temps mais ensuite son indépendance et même ses défrichements furent tolérés d’après les ordres du roi ».
Ces informations suscitent plusieurs interrogations. On peut tout d’abord se demander si Étienne de Senancour (1770-1846) n’avait pas rencontré ce personnage. En 1804, Étienne de Senancour publie un roman intitulé Oberman[3]. Celui-ci passe d’abord inaperçu mais le rend célèbre plus tard auprès des romantiques. Dans sa lettre XII (page 115 et suivantes) qu’il consacre à ses souvenirs de jeunesse dans la forêt de Fontainebleau, Etienne de Senancour évoque sa rencontre, tandis qu’il piste les traces de deux biches, avec un vieux carrier qui termine ses jours en ermite dans la forêt accompagné seulement d’un chien et d’un chat : « Je descendis dans tous les fonds de cette sorte de lande creusée et inégale, où l’on avait taillé beaucoup de grès pour le pavé : je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d’abord me regardait en silence, et qui n’aboya, que lorsque je m’éloignais de lui. En effet, j’arrivais presque à l’entrée de la demeure pour laquelle il veillait. C’était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier, qui pendant plus de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines, n’ayant ni bien ni famille, s’était retiré là pour quitter, avant de mourir, un travail forcé, pour échapper au mépris et aux hôpitaux. Je lui vis un lit et une armoire : il y avait auprès de son rocher quelques légumes dans un terrain assez aride ; et ils vivaient lui, son chien et son chat, d’eau, de pain et de liberté. J’ai beaucoup travaillé, me dit-il, je n’ai jamais rien eu ; mais enfin je suis tranquille, et puis je mourrai bientôt ».
La proximité des deux récits amène à penser qu’il s’agit peut-être du même personnage. J’invite les lecteurs qui auraient une réponse plus savante que la mienne à m’en faire part.
Une seconde interrogation concerne l’emplacement de l’antre du carrier Lallemant. En effet, les informations que donne Senancour, en 1817, sont en contradiction avec l’emplacement actuel, marqué d’une étoile et localisé dans la partie méridionale et orientale du Rocher Saint Germain[4]. Par ailleurs, cet antre ne ressemble en rien à « une espèce de caverne » pouvant contenir des meubles.
D’où vient cette localisation probablement erronée ? Elle n’est pas mentionnée dans les guides de promenades de C.F. Denecourt dont la 18ème édition de 1874 est pourtant fort complète. L’antre du carrier Lallemant figure par contre dans la 22ème édition[5] (1888, p. 97, image ci-dessus) du guide de son continuateur Charles Colinet (1839-1905). Dans la description du sentier du Rocher Saint-Germain, celui-ci indique, à l’aide des lettres peintes destinées à distinguer les rochers et à guider le promeneur : « A quelque distance, à notre gauche, la lettre T signale le Cyclope avec son œil énorme. Ensuite, c’est l’antre du carrier Lallemant (U) (Aujourd’hui la lettre U a été remplacée par une étoile). Immédiatement après, c’est la roche du Barde, pierre géante se dressant fièrement. Tout près se voit le petit Dolmen, composé de trois grès formant arcade. ». On peut s’interroger sur la qualité des informations recueillies par Charles Colinet (1839-1905) qui n’avait que 6 ans lors du décès d’Etienne de Senancour. Par ailleurs C.F. Denecourt avait tracé l’itinéraire du sentier n°4 dont la description a été reprise par Maria Colinet (1851-1933) dans son indicateur de 1921 et l’abri Lallemant n’y figure pas.[6]
Le véritable emplacement de l’antre du carrier Lallemant reste un mystère. Probablement faudrait-il chercher du côté de la Grotte aux Cristaux. Cela est compliqué car toute cette zone a subi une exploitation intense du grès de l’époque de Louis XV jusqu’à son arrêt en 1865 selon C.F. Denecourt. Il est à craindre que l’espèce de caverne ait fini débitée en pavés. Il reste que l’histoire de cet ermite montre que les carriers ne sont pas absents de la littérature et qu’ils ont attiré l’attention d’écrivains célèbres. Enfin, à défaut de découvrir l’emplacement de la véritable grotte, aller cheminer sur le sentier bleu du Rocher Saint-Germain permet d’admirer un des plus beaux chaos rocheux de la forêt et de découvrir, dans la partie nord, de beaux vestiges de carrières.
Patrick Dubreucq, le 02 mars 2023. Merci à Virginie et à Clément pour leur relecture attentive.
[1] http://www.fontainebleau-photo.fr/2011/11/le-rocher-saint-germain-sentier.html
[2] Senancour, Étienne de, libre méditation d’un solitaire inconnu, sur le détachement du monde et sur d’autres objets de la morale religieuse, 432 pages, Paris 1819. En ligne sur Gallica.bnf.fr
[3] Senancour Étienne de, Oberman, lettres publiées par M…Sénancour, auteur de rêveries sur la nature de l’homme… Paris chez Cérioux, Libraire, quai Voltaire, de l’imprimerie de la rue de Vaugirard, 1804, 404 pages. En ligne sur Gallica.bnf.fr
[4] Merci à William Mouilloix, responsable de la commission terrain des Amis de la Forêt de Fontainebleau pour les cordonnées GPS du site
[5] COLINET Charles – Indicateur de Fontainebleau : palais, forêt, environs : orné de gravures, 22ème édition, Fontainebleau, 1888, 344 pages. Disponible sur gallica.fr https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6526216c?rk=21459;2#
[6] Merci à Gilbert Detollenaere, ancien responsable de la Commission terrain des Amis de la Forêt de Fontainebleau qui m’a signalé cette information